En décembre 2015, à Paris, je sors exténué de la COP21 que je viens de couvrir. Je pense alors à mes derniers mois de travail et je me fais une réflexion : j’ai été mêlé, en tant que photographe, de trois manières différentes à Engie (ex-GDF SUEZ), un grand groupe énergétique français.
- La première, c’est en participant au projet « Parcours de Pro » à l’appel de l’agence de communication parisienne « Pschhh ». Elle est missionnée par Engie pour créer un programme vidéo sur des professionnels coachés par des leadeurs de leurs secteurs respectifs. On retrouve une restauratrice, un boulanger, une esthéticienne et un horticulteur. Quatre jours de shootings photo sont programmés à l’été 2015 en marge du tournage de l’équipe vidéo. Je dispose d’un budget d’environ 9000€ HT en droits d’auteur pour les images qui alimentent le site évènement et différentes brochures :
Les vidéos sont diffusées sur M6 avec une présence discrète du logo d’Engie. C’est du publi-rédactionnel, mais aussi ce qu’on nomme du « brand content » ou contenu de marque. À savoir qu’aujourd’hui, les entreprises (devenues marques) aiment se créer un univers et produire du contenu de type éditorial (comme un reportage journalistique). Elles vont le diffuser par leurs propres canaux (le web permet cela simplement). L’exemple type est Redbull qui n’est plus connu pour les publicités de ses boissons, mais bien par le contenu et les évènements qu’il réalise sur les sports extrêmes.
Personne n’est dupe de ce jeu dans la chaine de production, moi le premier. J’aime ce type de boulot dit « corporate » car on y rencontre, ce qu’on appelle dans la communication, « des vrais gens », par opposition aux habitués de la représentation : mannequins, comédiens, personnalités publiques. Sur le terrain, je vais donc presque travailler comme un journaliste, visitant les quatre entrepreneurs, posant les questions nécessaires et faisant des images d’eux au travail. Bien sûr on triche un peu : les locaux sont nettoyés, on se maquille, on veut que ça soit flatteur et je passe plus de temps sur la retouche. Mais dans le fond, on me demande un « rendu naturel », pas publicitaire. D’ailleurs, à aucun moment on ne parle d’Engie ou on ne montre son logo. Non, les images vont servir à nourrir autre chose.
La seconde expérience se passe directement pendant la COP21. Je reçois un coup de fil d’un iconographe du service photo de Paris Match qui me sait sur place et a besoin de moi en urgence pour réaliser un portrait en 5 minutes de Gérard Mestrallet, le PDG d’Engie. La photo est sans enjeu : il faut le faire poser avec le livre « Ma terre en photo » édité par Paris Match à l’occasion de la COP.
L’hebdomadaire maquette plusieurs doubles pages dans les numéros de décembre avec des photographies de personnalités posant avec ce livre entre les mains. La photo est consensuelle et simple. Paris Match est un magazine qui multiplie les registres. Il y a certes du grand reportage, très engagé et sans concession, mais il y a aussi ce genre de photos à prendre avec de la mise en scène, du glamour. On souhaite montrer que les grands de ce monde se soucient de l’avenir de la planète et qu’ils aiment ce livre, alors qu’il n’en est strictement rien. J’accepte toutefois ce jeu, non pas par enjeu financier, car je crois me souvenir recevoir 50 € pour cette photo sur mon relevé de pige, mais plutôt pour dépanner le rédacteur photo et parce que par la suite, Match me proposera d’autres choses plus intéressantes, bien mieux payées et à mon goût. J’accepte pour le réseau pourrait-on dire.
La troisième approche, c’est que sur cette COP21 je suis accrédité au nom du site d’information LesJours.fr, fondé par des anciens du quotidien Libération. Ils commencent à produire du contenu pour la sortie du site en février 2016. Sébastien Calvet, le chef photo, est un ami que je connais depuis que j’ai entrepris ce métier. Il me propose d’enquêter avec le journaliste Nicolas Cori sur le greenwashing des grands groupes énergétiques pendant la COP21. Il peut me payer trois journées de reportage à 180 € en pige journalistique. J’accepte le deal bien que je passe presque deux semaines complètes sur place. Je le peux, car j’obtiens dans le même temps une carte blanche (sur la COP21) du journal La Croix qui m’assure une publication quotidienne et une rétribution à la hauteur (1500€ en pige).
Plusieurs articles sortent sur le sujet et je suis notamment témoin le 4 décembre d’une action pacifiste au Grand Palais pendant l’évènement « Solutions COP21 » où plusieurs dizaines d’activistes écologistes et des journalistes sont expulsés sans ménagement par la Police. J’arrive à faire quelques images, dont une devant le stand Engie cible des protestations. Je ne cherche pas à être contre Engie, mais à mettre en lumière avec Nicolas Cori les incohérences entre la publicité du groupe et la réalité des activités de cette entreprise. Je suis soucieux alors de voir comment la communication peut faillir ou comment elle semble absurde. J’ai beaucoup de liberté dans ce travail et cela fait sens par rapport à l’idée que j’ai de mon métier. J’aime cela.
Ces trois exemples, je les évoque ici, car ils sont pour moi symptomatiques de ce qu’est amené à vivre un « producteur de contenu » aujourd’hui. On pourrait dire qu’il y a conflit d’intérêt à ce que je travaille pour Engie et ensuite que j’enquête sur cette même entreprise pour un site d’information. En réalité, je ne connais pas la réponse. Je me pose beaucoup de questions :
D’abord, c’est que le budget reçu par Engie m’a permis de dégager du temps et de payer mon matériel, mon logement, mes frais et en conséquence de pouvoir me satisfaire de trois jours de commande par LesJours.fr pour faire mon reportage. On prend l’argent aux riches pour continuer nos trucs de pauvres.
Ensuite, c’est que je n’ai pas peur qu’Engie ne me réemploie pas suite à mon travail de photojournaliste. Dans tous ces grands groupes, il y a tellement de services et d’intermédiaires qu’on ne sait même pas mon nom à moi, le prestataire externe, passé en plus par une agence de communication. On s’en fout d’ailleurs. On a besoin de mes images. C’est tout. (NB : C’est différent avec une petite structure : au Canada, un conflit d’intérêts entre un photographe, son journal et une mairie a été récemment rapporté. Je peux vous garantir que la même situation se présente en France, sans que cela ait nécessairement donné lieu à un débat.)
En fait, c’est presque un atout que d’être reporter aujourd’hui. À force de discuter avec les gens dans la communication et chez les annonceurs, je vois bien que mon profil de photojournaliste intéresse : on aime que je couvre des manifestations et m’autorise parfois des sujets « engagés ». C’est apprécié chez moi comme chez d’autres. Le capitalisme garde cette capacité formidable de récupérer tout ce qui véhicule du sens. Et dans les services comm’, les employés sont eux-mêmes engagés, avec des valeurs, et sont prêts à travailler avec des types comme moi, qui acceptent de se vendre pour eux. Pourtant, dans mes expériences de photographie corporate, je vais avoir accès à des choses que je ne devrais ni voir ni savoir, dans les coulisses de la société du spectacle. Les gens pensent que les photographes ne savent ni lire, ni écouter. C’est pour ça qu’il m’est arrivé, plusieurs fois, depuis que je fais ce métier d’avoir pu « apprécier » des éléments qui ont alimenté par la suite un travail journalistique ou mon engagement citoyen.
Vous me direz alors que je ne dois pas être très radical, c’est certainement vrai. Je ne pratique pas une photographie de reportage qui dénonce des scandales ou couvre de grandes causes. Et nous n’avons pas sorti de scoop avec Engie sur la COP21, même si Nicolas Cori en révéla un plus tard sur l’évasion fiscale du groupe. C’est donc une nouvelle interrogation encore plus perturbante qui me vient en tête : l’image photographique est-elle capable de radicalité et d’engagement ou n’est-elle qu’au service de la communication ? Comment faire une image d’information dans un monde où tout est maitrisé ? Les images sont-elles interchangeables, je veux dire, peuvent-elles servir différents buts ? Car finalement, avec « Parcours de Pro », Engie fait une sorte de journalisme tandis que Paris Match fait de la promo et M6 du publi-rédactionnel. Si j’étais un rédacteur, je pense que j’aurais plus de problèmes. Parce que nous sommes une société du langage écrit, et nous apprenons à être critiques sur les mots dès l’école. On voit moins le texte être interchangeable. Mais les images si.
Pour conclure, je dirais que mon désarroi, que j’imagine commun à celui de nombreux photographes et travailleurs freelance de ma génération, tient au fait que ces questionnements et ces choix sont à réfléchir à l’échelle individuelle. C’est à moi de gérer la balance entre le boulot « alimentaire et bien payé » et celui qui me convient et fait sens, mais qui rapporte moins. C’est à moi seul de me démerder avec la déontologie, la carte de presse, les différents statuts, et les conflits d’intérêts. La responsabilité me retombe dessus. Autrefois, peut-être, il y avait des structures collectives, les rédactions par exemple, qui permettaient aux photographes de réfléchir en groupe à ces questionnements. L’équilibre pouvait se faire à plusieurs. On pouvait créer des digues qui préservent la liberté rédactionnelle. Le libéralisme et l’individualisme professionnel font-ils voler cela en éclat ? Je vis une époque dans laquelle je suis un être avec des contradictions. Ni noir, ni blanc, totalement grisant. Il est urgent de coopérer pour ne plus assumer seul ce dilemme. Ça commence par le fait d’en parler.
Serait-ce alors la clé pour élaborer un futur pour notre profession ? Mettre en débat collectivement et publiquement nos choix et nos raisons de faire ou de ne pas faire. Avec un zeste de transparence et un peu de bienveillance, on pourra mieux comprendre notre monde de la communication et du journalisme, et agir dessus. Qu’en pensez-vous ?
(article initialement publié sur OAI13.com)
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