Pierre Morel

Journal de bord réflexif, intime, et politique

Du partage de notre valeur

Écrit en mars 2018 pour le magazine du festival l’Oeil Urbain à Corbeil-Essonnes.

10 ans que je traverse professionnellement la photographie. Je m’en rappelle, de ce mois d’avril 2008 où l’alignement des 9 chiffres du SIREN donnait une existence légale à mon activité de photographe auteur. Je me lançais dans le grand bain. De mes 20 ans à mes 30 ans. 120 mois de pratique. Certains sans rentrées d’argent, d’autres en travaillant tous les jours. Cette année, j’ai eu à traiter avec pas moins d’une cinquantaine de journaux ou de clients. C’est une activité qui permet de passer du coq à la girafe comme cette commande il y a quelque temps au BHV de Paris à photographier des chiens et chats suivit chacun par plusieurs milliers de personnes sur Instagram en train de savourer des croquettes biologiques d’une marque à la mode alors que quelques jours auparavant j’étais dans un foyer insalubre de travailleurs immigrés pour réaliser des portraits publiés un site web d’information sur les « oubliés ».

Vivre d’un métier passion en indépendant change votre rapport au monde et particulièrement au travail. Vos positions politiques évoluent. De cette expérience, j’en tire quelques considérations.

Pour traverser ce métier, il faut être armé.
Par son corps et son genre d’abord : je suis blanc, en bonne santé et je suis un homme. Par ses origines et son milieu : le mien n’avait pas le capital financier, mais avec une mère artiste peintre et un père architecte, j’ai bénéficié du capital culturel et social.
Par sa nationalité : Être citoyen d’une puissance comme la France c’est la possibilité infinie d’embrasser le monde et d’y naviguer sans retenue et en sécurité. C’est aussi l’accès à un marché très riche pour la culture. Une société éduquée et sensible à la photographie. Des ressources précieuses comme les librairies, les écoles et les festivals. Notre modèle social m’a permis de tenir ma position de photographe lors de mes années de lancement avec le Revenue de Solidarité Active ou les aides au logement.
Quelle part au talent ou au mérite là-dedans ? Il y en a peu. Bien sûr les opportunités existent et il faut les saisir. Mais est-ce si simple ?

Le secteur culturel, à fortiori pour les créatifs exerçant en indépendant, laisse peu de place à la diversité des origines, car en l’absence de règles ou de mesures coercitives permettant de donner sa chance à chacun, c’est bien les rapports de dominations, toujours présents, qui font force de loi. Accepter l’existence des inégalités de classes en milieu professionnel est un premier pas vers le changement. Les envisager sous l’angle de l’intersectionnalité également. Toutefois, osons plus. L’idée d’un revenu de base universel, ne serait elle par exemple une belle réponse à la précarité de nos métiers. Il serait simple et versé sans condition. Il offrirait une même chance pour toutes et tous de s’engager dans les activités créatrices sans valeurs monétaires directes.

C’est autour de la valeur que se jouent nos prochaines années. On le voit bien, ils sont nombreux les entrepreneurs et consultants à surfer sur la vague du collaboratif, de la cocréation, de l’entreprise libérée. À nous promettre un monde du travail cool où le freelance est roi. Mais de quel royaume ?

Ne nous y trompons pas. Il existe le greenwashing, mais le socialwashing est tout aussi important et autrement plus grave. Alors oui, il est réellement plaisant d’être une entreprise individuelle, un mercenaire au service de projets. Un pro gardant la main mise sur l’agenda de sa vie. Ils nous enthousiasment ces nouveaux modèles de travail : des collectifs de photographes aux coworking croisant les disciplines.

Mais chers camarades, ne lâchons sur notre valeur créative. Bas les masques. Regardez les plateformes : Airbnb ou Blablacar pour les généralistes, Facebook ou Instagram pour les contenus, ou celles mettant en relation créatifs et clients. Elles ne vivent que par la docilité de nous autres producteurs de valeur à s’en servir comme intermédiaires, comme diffuseurs. Mais c’est elles qui monétisent cette production, c’est elles qui l’évaporent à l’extérieur auprès d’investisseurs, et, in fine, c’est elles qui gardent le pouvoir économique et politique.

Désormais, il faut gratter dans le détail des projets, des initiatives. Qui est actionnaire ? Qui contrôle ? Où part mon argent ? Redevenons copropriétaires des outils de production et de diffusion pour ne pas laisser la valeur ajoutée s’échapper. Déterminons les ressources culturelles comme un bien commun et nos données personnelles comme des actifs. S’organiser autour de société d’auteur comme la SAIF ou la SCAM est une piste. Poussons l’idéal de désintermédiation en devenant des producteurs « bio » de biens culturels. À l’instar des paysans, les artistes d’aujourd’hui peuvent revendiquer leur ancrage local, une production en circuit court, comme le commerce équitable. Créons et rejoignons des coopératives. Des entreprises où chaque sociétaire a droit à une voix, quel que soit son apport initial, et où le profit, car ce n’est pas un gros mot, revient à la structure et à l’ensemble de ses membres. Elles existent dans tous les domaines et à tous les échelons de notre filière.

Sur la question du statut par exemple. Les indépendants sont souvent exclus du salariat et solitaire dans leurs vies professionnelles. Et bien depuis quelques années, se développent des Coopératives d’Activités et d’Emploi (CAE). Ce sont des entreprises coopératives où des accompagnateurs encadrent sous forme de portage salarial des centaines de professionnels de tout horizon (artisanat, service à la personne, culture, métiers du digital), sous un statut d’entrepreneur salarié. Vous bénéficiez d’un CDI, d’une mutuelle, de conseils, ou même d’un bureau. Mais surtout vous faites collectif avec une réelle horizontalité dans l’information et les décisions. C’est un cadre qui permet l’émulation plus que la concurrence. Clara Bis, Coopaname, Coopetic ou Smart FR en sont les belles pépites.

J’ai compris que l’un des dangers de l’indépendance est de devoir prendre et assumer des décisions éthiques et économiques à l’échelle de l’individu. C’est l’emprise suprême du libéralisme. Souvent ce sont des injonctions paradoxales entre votre désir, vos valeurs et l’irrationalité du marché ou du donneur d’ordre. Cela crée un mal-être. Pour s’en sortir, créons des bourses du travail, physiques ou virtuelles, du XXIe siècle pour que les indépendants, prolétaires créatifs, occupent des espaces solidaires et autogérés où nous partagerions nos vécus professionnels et nos bonnes idées pour éviter les traversées subies du désert. Où devenu toutes et tous entrepreneurs culturels, nous investissions les villes et les friches pour faire œuvre de solidarité et de lien social. En partageant nos vécus professionnels. Et où nous nous émanciperons des grands acteurs de la finance pour maintenir une société démocratique, non pas que dans les votes, mais aussi dans les corps intermédiaires et la vie économique. Ainsi perdurons, pour des dizaines d’années encore, les photographes et tous ceux qui les entourent.


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