10 jours d’absence au Liban. C’est à la faveur d’un chamboulement personnel que j’ai pris, seul, du large en cette fin de mars.
Depuis que je vis à Paris et que j’ai entamé mon métier de photojournaliste en mai 2008, je n’avais jamais vraiment voyagé comme j’avais pu parfois le faire plus jeune. Pis, hormis un voyage scolaire en Égypte il y a quelques années, je n’avais jamais de ma vie poussé plus loin que les frontières de l’Union Européenne.
Durant ces 3 années, j’ai découvert le monde via le métier que j’exerce. A vrai dire j’ai découvert le monde parce que je m’intéresse au photojournalisme de reportage. J’ai donc absorbé des quantités de sites web de photographes, parcouru de nombreuses expositions, lu plusieurs livres et récits de voyageurs. Par ailleurs, ma passion pour l’information m’a conduit à m’intéresser à ce qui se passe un peu partout dans le monde. J’avais le sentiment de connaître virtuellement mais globalement notre monde. Mais jamais je n’ai pu confronter l’information à l’expérience du voyage.
J’achète donc un billet aller-retour pour le Liban. N’ayant plus pris l’avion depuis septembre 2007, j’appréhendais l’expérience des airs. Une fois le décollage passé, je me suis souvenu à quel point cela pouvait être un moment extraordinaire. Ce survol de notre planète, devenue minuscule, et la vision de pays connus auparavant uniquement des cartes, a quelque chose de fascinant. Plus l’Orient devenait proche, plus mon excitation augmentait.
Mon arrivée à Beyrouth fut chamboulante. Au delà de l’exotisme propre à la destination et à son climat , c’est la concrétisation de mon imaginaire qui m’a le plus questionné. A force de concevoir le monde à travers le prisme de l’information et du document, vivre la réalité relève de l’assouvissement du fantasme. Le monde que j’imagine est idéalisé, dans le sens du virtuel, et lorsque je m’y trouve physiquement, j’ai cette sensation de vivre quelque chose que j’anticipais, l’impression de me retrouver dans un reportage ou dans un film déjà vu, le sentiment d’être derrière l’écran d’un jeu vidéo.
Le monde carte postale existe ainsi subitement et mes déplacements ne sont que la transformation en réalité effective d’icônes que je connais déjà inconsciemment. Notre imaginaire en prend un coup !
Notre époque est si documentée que l’expérience même du voyage et de l’exotisme s’en trouve transformée. Plus de surprises, plus réellement de vraies découvertes. Notre société du spectacle m’a apporté une culture visuelle et littéraire qui ressurgit de manière soudaine lors de l’expérience vécue. Cette culture conforte ma réalité tout autant qu’elle m’offre directement les clés de compréhension de ce que j’ai sous les yeux. Comme un scientifique qui formule des hypothèses et que l’expérience vient confirmer ou infirmer.
Ce paradoxe du voyage qui se vit non plus comme une découverte mais comme une réalisation des fantasmes prend encore plus du sens au regard de la fonction sociale que j’occupe. Ainsi, présent à Beyrouth, je me questionnais : jeune photojournaliste de 23 ans, me voici dans un pays du Proche-Orient où tant de confrères ont travaillé, payé de leurs vie et ramené des reportages. Plus qu’un véritable acteur autonome et neuf d’un territoire à défricher, je me trouve cantonné à une histoire qui me semble pré-écrite. Celle des récits de nos ainés. En approchant cette ville, à l’âge où Depardon la découvrait il y a 50 ans, me voici dans la position – toute modeste et relative – d’avoir le sentiment de réécrire l’histoire, du moins de me projeter dans une histoire commune.
Ce voyage m’aura aussi fait réfléchir dans la mesure où Beyrouth est littéralement une ville de saisissants contrastes. Une ville où plusieurs représentations et idées du monde moderne se côtoient dans un joyeux capharnaüm. Le DownTown, avec ses tours, ses appartements de 300m², ses boutiques de luxes, ses Hummer et ses vigiles à tous les coins de rues offre un aperçu du monde arabe riche et prospère, complétement obsédé par l’expression de sa puissance, les traditionnels souks et quartiers populaires nous renvoient à l’image d’Épinal de l’Orient tandis que les tanks et militaires présents à tout les carrefours nous rappellent l’histoire toujours mouvementée de la région.
Comme tant d’autres villes et territoires, la globalisation marque de son empreinte Beyrouth et le Liban. Cela brouille encore davantage le voyage. Avec la standardisation des marques, des modes de consommations et des cultures, il n’existe plus de différences entre les centres des villes mondes. Des artefacts de la mondialisation nous renvoient toujours au lieu d’où nous venons. Être dépaysé, cela devient difficile.
On ne pourrait toutefois comparer un monde connu depuis la France et le déplacement physique in situ. L’empirisme du voyage marque le corps et l’esprit comme jamais un reportage ou une œuvre de fiction ne pourrait le faire. Par ailleurs, la culture prend un sens nouveau quand on vit l’endroit d’où elle émerge. Pendant ces 10 jours à Beyrouth et depuis mon retour, je n’ai jamais senti autant d’intérêt pour le Proche-Orient et son histoire. Ce ressenti, je l’ai aussi à chaque fois que je vois un reportage sur une destination que j’ai déjà visitée. Ainsi le voyage formerait-il les gens non pas toujours en leur ouvrant l’esprit mais aussi en leur offrant la capacité, somme toute humaine, de se sentir proche – conscient – de leurs semblables à travers le monde.
Certes vous devez vous dire que je suis un peu – vraiment – à l’Ouest avec cette réflexion alors que tant à été écrit sur le voyage. Mais je suis convaincu qu’on ne peut plus envisager le départ de manière romantique comme dans les siècles passés – XXe siècle compris. Une culture du monde si importante imprègne notre génération que le rapport à la réalité s’en trouve transformé. Pas la réalité elle même – elle est immuable – mais la façon dont nous l’approchons et la vivons.
Le photographe est un acteur clé de la représentation du monde. Son médium lui offre la possibilité de marquer les consciences visuelles et d’apporter des nouveaux regards. C’est pour cela que j’ai horreur des photos de bidonvilles, d’enfants qui sourient tout le temps, ou de beaux paysages puisqu’elles n’offrent que la pale copie d’un imaginaire collectif déjà si présent. Elles n’apportent rien.
De ces questionnements sur l’image, l’expérience, le fantasme et la réalité, mon travail de photographe se retrouve un peu perdu. D’où le peu de matière de ces dix jours. Mais ce voyage à Beyrouth m’aura fait avancer à ce niveau. Plus qu’une réalisation, c’est le passage d’une étape et l’amorce de nouveaux désirs et projets dans ma vie personnelle et photographique comme jamais je n’avais pu le penser en restant en Europe.
En cela, c’était chouette.
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