On m’avait prévenu avant de faire ce métier : les photographes sont individualistes. On sait boire des coups dans les rades de Paris. On se célèbre facilement ensemble à Visa pour l’Image. On s’indigne quand un confrère se fait tuer ou censurer. Pourtant, on ne sait pas faire du travail militant et syndical. On ne s’investit pas dans la professionnalité de notre métier. Et c’est encore plus vrai quand on regarde les nouveaux entrants dans ce métier. C’est ceux que j’appellerais les jeunes photographes : moins de 10 ans d’exercice professionnel. J’en fais partie.
Une récente discussion sur la liste EP France a remis au gout du jour la défiance de nombreux photographe à l’égard des organisations représentatives françaises. L’Union des Photographes Professionnels (UPP) en premier lieu. L’UPP est une association loi 1901 qui fait office d’organisation professionnelle pour les photographes auteurs et les photojournalistes (depuis la fusion entre Freelens et l’UPC en 2010). Elle compte environ 1000 adhérents, dont près de 200 photojournalistes. Elle n’a pas le statut de syndicat. Avec elle, on retrouve les syndicats de journalistes (SNJ et SNJ-CGT principalement) et des associations comme PAJ ou Profession Pigiste. Il y a aussi deux sociétés d’auteurs représentants la photographie : la SAIF et la SCAM dont la gouvernance est assurée par des auteurs. Il arrive que des photographes ne connaissent même pas leurs existences.
En vrac, on reproche à ces organisations d’être trop chères, trop vieillissantes, à côté de la plaque, inutiles, trop à gauche, trop à droite ou encore trop sectorisées. Une vraie réaction de rejet qui a parfois une raison d’être compréhensible, mais qui souvent tient de la mauvaise fois. Une façon de botter en touche. De repousser les problèmes sur les autres. C’est très grave, car ces organisations ont un poids et un rôle non négligeable ; les rejeter c’est prendre le risque qu’elles fassent les choses sans nous, sans vous.
La classe créative existe-t-elle ?
Une des bonnes raisons à l’absence d’un engagement social fort des auteurs et plus généralement des membres d’une « classe des professions créatives » est le fait même qu’il n’y a pas d’existence réelle de cette classe sociale tant les disparités de statuts sociaux, de rémunérations et de parcours individuels sont criantes. Pour prendre l’exemple des photographes, on peut exercer ce métier sous un nombre important de statuts et régimes : salarié de la fonction publique, du privé, pigiste de la presse, auteur photographe, auto-entrepreneur, gérant de SARL, intermittent, etc. C’est la même diversité quand on considère le type de clients possibles et les rémunérations afférentes : des photographes gagnent très bien leur vie alors que d’autres sont dans la misère. Cette absence totale d’un cadre commun est le principal obstacle à l’émergence d’une conscience collective chez les professions créatives. ll n’y a pas de corporation. Mais cela ne doit pas nous arrêter.
Le système démocratique
La France reste un pays démocratique où la société civile a sa place. Ce n’est pas que les politiques élus qui font la loi, mais aussi plein d’autres corps institutionnels. Depuis longtemps, dans plein de domaines, des membres de la société civile prennent des décisions (et pas seulement consultatives) dans des organes mis en place par le législateur. C’est notamment le rôle des syndicats dont le rôle est encadré dans la loi et qui interviennent au niveau local, au niveau d’une branche professionnelle ou au niveau national, voire international.
C’est nécessaire de rappeler un peu ce qui fonde notre contrat social et comment marche un pays pour pas sombrer dans un certain poujadisme et bien comprendre que ces organisations nous représentent et prennent des décisions pour nous en ce moment. Vous pouvez regretter continuellement du désengagement de l’état vis-à-vis de la culture, mais si aucun d’entre vous n’intervient pour participer à un travail de lobby auprès du ministère, ça n’avancera pas. De même que des actions de mobilisations sociales ( de type manifestation dans la rue ) sans relais institutionnels ne mènent pas à grand-chose pour les photographes.
Vous êtes nombreux aussi à vous plaindre de l’Agessa ou de la commission de la carte de presse. Pour autant pour la première organisation, des représentants de l’UPP siègent dans les commissions, et pour la seconde, c’est lors d’élections syndicales de journalistes que sont élues les représentants de notre profession (avec un fort taux d’abstention).
Pour ma part, via l’UPP, j’ai été amené à être membre de la commission photographie à l’AFDAS. Le droit à la formation vient d’être ouvert au printemps dernier pour les auteurs photographes. Encore trop de photographes ne le savent pas ou pestent d’avoir une ligne de taxe en plus sans en connaitre sa raison. En l’occurrence, ce fonds de formation est très avantageux (plafond de formation à 7200 € par an). Et c’est parce que l’UPP a du poids qu’elle a droit de cité dans cette commission où se décident les orientations financières du programme de formation des auteurs photographes. Ce n’est pas rien. C’est au même titre que l’UPP est régulièrement auditionnée et en contact avec le ministère de tutelle.
Je pourrais vous parler de la SAIF qui peut agir pour vous dans les affaires de contrefaçons en ne gardant que 20% des compensations perçues (alors que l’adhésion à vie coute 15,24€) ou de son directeur, Olivier Brillanceau, qui se bat énergétiquement avec son équipe pour que la gestion collective devienne un des modes de financement viable pour les auteurs à l’avenir. Ou encore des gars de Freelens qui ont négocié longuement un accord dans la loi Hadopi de 2010 à propos de la réutilisation des photos commandées par les journaux. Des exemples de ce que font les militants dans les associations ne manquent pas. C’est souvent du travail de longue haleine, pas très sexy et pas très rentable, mais fondamentalement important.
Des organisations vieillissantes
Ce qui m’inquiète et m’enrage le plus c’est que malheureusement, par la force du temps, ces organisations – outils professionnels – sont vieillissantes. Ses membres ne se renouvèlent pas beaucoup et les instances dirigeantes sont majoritairement composées de photographes de l’ancienne école, qui ont connus l’âge d’or de la photographie. Quand vous regardez l’évolution du métier de ces 15 (ou même 5) dernières années, vous comprenez vite qu’avoir pour représentants des gens de 60 ou 70 ans, qui ont fait carrière dans les années 80 ou début 90, c’est l’assurance d’avoir un discours d’un autre âge sur notre métier.
Je l’écris un peu brutalement pour qu’on saisisse le problème. Mais j’ai beaucoup de respect pour les administrateurs de ces organisations, leurs combats et leurs idéaux sans failles. Se confronter à eux, c’est apprendre aussi comment se déroulent des négociations, combien on doit être payé. C’est avoir l’expérience de personnes qui ont le recul que nous, jeune garde, n’avons pas. Des gens qui peuvent, par exemple, envisager sérieusement le problème des cotisations retraites, de la santé, ou les risques du métier. En ce sens, ils nous donnent beaucoup. Et Je sais pertinemment qu’ils ne sont pas là par amour du pouvoir (certains ont mis leur carrière en jeu pour défendre nos droits), mais bien parce que personne n’est là pour changer les choses.
Nous ne leur donnons rien
À l’inverse, nous, les photographes de ma génération, ne sommes pas forcément mieux. On est parfois même plus réactionnaires que nos ainés. Certes, on échange des infos, on se rencontre et on se révolte, mais on ne réfléchit jamais à s’organiser ou à investir ces organisations. Elles en ont cruellement besoin. À chaque réunion de la commission photojournaliste de l’UPP où je siège revient la même question : pourquoi il n’y a pas plus de jeunes ? Par jeunes, on veut dire dire les hommes et femmes de moins de 40 ans ! Est-ce que les 2 dernières générations ont désertés ? Et ce n’est même pas un problème de pouvoir. Il serait facile pour une poignée de jeunes photographes motivés d’être élus au Conseil d’Administration de l’UPP. C’est un CA qui tourne tout les deux ans. Les forces vives manquent tellement que chaque activiste peut avoir sa place. Il y a en ce moment 3 jeunes et super salariés à l’UPP qui méritent qu’on le fasse et qu’on les utilise. Et c’est la même situation dans les autres organisations.
Je veux qu’on insuffle de la fraicheur à ces organisations et qu’on change la tonalité de notre discours sur la profession : qu’on cesse de tenir le discours du défaitisme nostalgique pour vraiment avoir un discours qui donne envie. C’est ce qui permet aussi d’aller mieux. Je souhaite qu’on partage encore plus l’information, comme les barèmes de prix honteusement réservés par l’UPP à ses seuls adhérents. Plus on forme et informe les photographes de leurs droits et devoirs, mieux la profession se porte et c’est tout le monde qui y gagne. Cela crée un cercle vertueux.
Lors du licenciement du staff photo du Chicago Sun Times cet été, la NPPA (l’organisation américaine des photographes de presse) a organisé des sessions de formation pour les photographes licenciés. Au menu : être autonome, apprendre à démarcher, négocier les prix. Bref, c’est donner des clés aux photographes pour aller de l’avant. On ne verrait pas ça en France.
Inventer nos conditions de travail
Je ne supporte plus que nos organisations soient « corporatistes » et pas plus transversales, qu’elles soient trop franco-françaises ou encore qu’elles se tournent trop encore vers l’état providence. Je suis sceptique de les voir cracher continuellement sur les microstocks ou les amateurs sans jamais se remettre en question, sans chercher, au contraire, à valoriser le type de photos qui peut encore l’être. Sans même avoir compris (ou accepté surtout) les évolutions en cours dans la société et dans les usages. Je suis révolté de voir l’arrogance réactionnaire des photographes auprès du grand public parce qu’ils sont en train de perdre leur autorité ou leur raison d’être.
Je suis dégouté de voir mon métier encore trop machiste et sexiste, avec encore trop de gens qui te prennent de haut et te snobent. Il y a des photographes qui se comportent comme des beaufs irrespectueux sur des évènements. Et d’autres qui dédaignent les jeunes, ne partagent pas leurs tarifs ou considèrent que la photo doit se faire comme ça et pas autrement. J’en ai marre des syndicats qui hurlent au loup quand on évoque, par exemple, qu’un statut social (journaliste pigiste) n’est plus en phase avec les réalités d’aujourd’hui et qu’il faut réfléchir des évolutions.
Les syndicats et associations professionnelles restent trop sur l’idéal d’un monde tel qu’il était dans les trente glorieuses. Et cela ne vaut pas que pour mon secteur. Les résistances sociales des 20 dernières années, malgré le fait qu’elle ait peut-être évité que notre situation soit pire, n’ont pas changé le sens de la roue ou amélioré fondamentalement notre économie.
Je suis pourtant profondément convaincu que c’est par l’engagement que ça bouge, et que donc c’est à nous de prendre en main les outils existants.
Je fais le pari que nous autres jeunes photographes, grandissant dans un monde où les structures sociales se transforment et où le monde du travail évolue rapidement, nous avons très vite intérêt à imposer et échanger sur les conditions d’un nouveau contrat social. Nous devons réfléchir sans nostalgie sur ce que nous voulons pour nos conditions de rémunérations et nos conditions de travail. Nous avons la chance d’être globalement en phase avec le numérique et son économie du partage, et nous avons aussi la chance de ne pas avoir connu l’âge d’or et donc de ne pas vivre dans le regret perpétuel des temps révolus. Nous allons être de plus en plus indépendants : des prestataires de services multicasquettes en évolution permanentes. La question n’est pas de savoir si c’est bien ou pas, c’est de savoir quels moyens on se donne pour le faire bien. C’est se préparer correctement.
C’est d’abord plus une question de stratégies que d’idées, en s’engageant aujourd’hui on est à même de construire quelque chose de neuf pour le futur. C’est à nous d’inventer la nouvelle économie de la création. Nous sommes pas mal de 20-40 ans à vivre de ce métier avec passion, envie, difficulté et innovation. Nous bénéficions de tout ce qu’on fait les générations d’avant pour nous et nous devons préparer ce qui se fera après. Nous seuls le pouvons. Il y a déjà plein de gens bien dans ces orgas, je le sais. Rejoignons-les.
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