Pierre Morel

Journal de bord réflexif, intime, et politique

Noé lors de la rénovation de mon appartement, rue du Maroc, dans le 19e à Paris, en mai 2015


Il y a un mois, au petit matin, Noé prenait la route pour aller au travail. Il quittait le foyer familial d’Hotonnes dans l’Ain pour la concession BMW de La Ravoire en Savoie où il officiait comme mécanicien et préparateur de motos.

Noé m’avait avoué, lors de notre dernière entrevue, aux confins de l’été, n’être pas sûr de la proposition que son employeur lui faisait pour s’engager sur le long terme avec eux. Ses collègues semblaient satisfaits de lui, et lui il apprenait beaucoup là-bas, mais les trajets à répétitions l’usaient, il se demandait si cela valait la peine, ces trois heures de conduite quotidienne.

Tu m’affirmais alors qu’une vie à la ville n’était pas digne pour toi. Tu t’interrogeais sur tes souhaits profonds.

Son contrat actuel devait s’interrompre à la mi-octobre. Cela faisait presque deux ans qu’il s’était engagé dans cette voie, consacrant sa passion pour la moto.

Noé, ce matin-là, fut la victime d’un accident mortel sur ton trajet. Il fut la victime d’un accident de travail.

Noé, cet accident, ce n’est pas ta faute. Non, ce n’est pas sa faute.

Chaque année, en France, plusieurs centaines de travailleurs périssent dans des accidents similaires liés au trajet qui les mène à leur lieu d’emploi. Et parmi ces victimes, une surreprésentation d’hommes, ouvriers et employés.

Noé n’est pas le seul. Son accident résulte de l’inégale exposition aux dangers de la vie, à des conditions qui le confrontaient à davantage de risque. Et sur lesquelles il n’avait, comme la plupart d’entre nous, pas de prise.

Si j’ai envie de parler de mon cousin et de son accident de travail, c’est parce que mon histoire avec lui commence par un lien intime, de sang, de fidélité, de souvenirs d’enfance, mais elle se transforme avec l’âge en une relation entre deux adultes, qu’une année séparait, avec chacun son parcours, ses doutes, ses chances et ses privilèges. Avec chacun ses infortunes. Et comprendre ce qui arrive à l’autre revient à se comprendre soi-même et à pressentir les injustices de notre monde.

Car percevoir nos différences avec amour, c’est peut-être, en tant qu’être humain, nous permettre de vivre mieux les uns avec les autres.

Mon cousin est mort au travail. Et j’ai désormais plus de souvenirs de lui comme un travailleur que comme un enfant. Et pour cause, il était l’un des plus jeunes diplômés de notre famille, un CAP d’ébénisterie, où il termine premier à l’épreuve pratique, et récemment un diplôme de maintenance en bâtiment. Il n’arrêtait pas. Il fut précoce dans sa carrière. Je lui connaissais peu de vacances, peu de voyages.

Le travail manuel a marqué mon cousin. Ce labeur qui fait souffrir, qui épuise, qui vous couvre de poussière, qui vous vieillit prématurément. Ce labeur si peu reconnu et si mal rémunéré. Pour ne pas dire méprisé. Le travail a usé et blessé son corps : ses membres lors de la découpe du bois à ses débuts, il manque alors de perdre un doigt. Son dos qui porte, ses genoux sur le sol. Dans sa vingtaine, il subit plusieurs accidents. Il souffre. Cet hiver encore, il accompagnait son frère Joseph dans la réalisation d’une nouvelle pièce de la maison commune. Et il s’entaillait gravement la main, le laissant plusieurs semaines dans l’incapacité d’agir, dans l’impossibilité d’une gestuelle. Et je crois que cela le démangeait. Il voulait réaliser. Et accomplir les choses bien.

Noé est celui qui de ses mains et de son regard, manipule le bois, façonne la pierre. Celui qui s’active sur les murs, les sols, les plafonds. Il est celui qui construit les portes. Ouvre les fenêtres. Il est celui qui exécute. Et mets en matérialité nos rêves. Il est celui qui colmate les fuites. Qui rebouche les trous. Qui enduits les surfaces. Qui aplanit les aspérités. De ce travail, laborieux, consciencieux, je l’ai vu à l’oeuvre.

Noé, j’ai eu la chance qu’il accepte de venir bosser avec moi, il y a 6 ans, sur le chantier de mon appartement, à Paris. Nous avons passé plus de deux semaines ensemble où j’ai pu l’admirer, dans l’exécution de ses compétences, dans son exigence de la finition parfaite, dans son souci du détail et de la maitrise technique. C’est précieux de voir un proche au travail. J’ai appris avec lui.

J’ai vu mon cousin trouver des solutions, reprendre des imperfections, faire preuve d’une dextérité totale, parquet, plomberie, visserie, électricité, montage ou démontage. Il savait faire.

Parfois sur le chantier, je devenais inquiet sur son tempérament avec les autres professionnels présents. Je pressentais son agacement si on empiétait trop sur lui. Je me retrouvais à jouer son diplomate, son ambassadeur ou son médiateur, tentant d’expliciter que mon cousin aimait le travail bien fait, à sa manière, et qu’il fallait le prendre avec parcimonie.

Il vivait, peut être, dans une démarche solitaire, dans une certaine bulle qui traduisait une exigence qu’il avait du mal à partager, une peur, il fallait le comprendre, lui laisser la place de s’exprimer dans son œuvre. Est-ce le propre de l’artisan ?

Pourtant, malgré ce tempérament. Je l’observais Noé. Il avait la grâce des liens tissés sur le fil. Sur ce chantier-là, une amitié s’était établie entre l’ouvrier serbe Ivo et lui. Ivo avait passé la cinquantaine, et Noé, il arrivait souvent à créer des liens avec ses aînés. Avec ses mentors. Ils n’échangeaient pas dans la même langue, mais pouvaient se comprendre, car ils pratiquaient les mêmes gestes au fil de leurs vies, tous les deux avec le stylo glissé derrière l’oreille. Et Noé savait se montrer taquin avec des êtres comme Ivo. Il pouvait placer là son humour.

Noé était l’ouvrier de la famille. Il était le régisseur de nos vies. À l’aise pour dégoter la meilleure affaire. Il réparait, il réparait, il réparait. C’est à lui que nous pensions quand il s’agissait d’une mission physique ou technique dans l’espace-temps de nos existences. C’était notre Best Man, qu’on espérait avoir dans son équipe, dans sa maison, pour nous sortir de toute situation problématique. Et quand il ne bricolait pas, c’était le chauffeur attitré de nos soirées. Il ne buvait pas. Il aimait danser.

Bricoler était sa passion, son intérêt. Vivait-il pour cela au fond ? Ces dernières années, à chaque fois que nous nous croisons, la discussion commençait, mais Noé était toujours en train de bidouiller quelque chose, comme d’autres tricotent ou gribouillent. Lui il montait une porte, réparait une voiture, manipulait un outil.

Je ne sais pas ce qui portait Noé à une telle disponibilité à l’autre, à une telle capacité à aider. À donner le coup de main. Ce que je sais en revanche, c’est qu’il cherchait et aurait aimé recevoir un amour en continu. Une attention. La première marche de la dignité. À commencer par l’amour de ses parents. Auprès de son père, à qui me semble-t-il, il a voué plusieurs années durant un intérêt et une profonde affection, mais de la part de qui il reçut en retour, un désintérêt et un mépris qui le plongea dans une inconsolable tristesse et une grande sidération. Auprès sa mère, dont les gestes et la complicité, témoignent sans cesse du lien fort qui les unissait. Il la regardait avec considération. Il la voulait heureuse. Il ressentait de la fierté. Il la soutenait. Il la touchait. L’enlaçant. De ses mains, de ses mots, du fruit de son travail. Ils vivaient ensemble.

Noé aimait ses frères et sœurs, je crois bien qu’il les aimait tous. Il aimait offrir. Il se réjouissait d’apporter de la joie, des cadeaux. Il disposait d’une générosité sans dépenses, sans pause, sans retour attendu.

Ces dernières années, je l’avais aussi découvert d’une bonté sans faille pour sa chienne Vera, nous offrant l’image d’un Noé plus apaisé, complice d’un autre.

Avec lui, je regrette que les conditions ne se soient retrouvées réunies pour un échange et une réflexion honnête sur nos vies intimes et sociales, sur notre condition d’homme, sur nos rapports aux femmes. Je ne pouvais jusqu’à alors, comme beaucoup, tenter de lui dire de s’accrocher à la vie, à croire en ses projets. Je ne pouvais que l’écouter. Nous ne parlions plus le même langage.

Je trouvais avec Noé les limites d’un engagement, les limites d’un partage politique qui ne peut s’établir que si des conditions de vie dignes sont offertes à chacun d’entre nous.

Sans équité, pas de déconstruction possible.

Noé ton existence s’achève trop tôt, mais elle fut dense. Elle fut généreuse. Noé, tu as construit nos meubles, nos lits, nos maisons. Tu nous entoures d’un geste de ta main. Tu nous étais précieux et nécessaire. Tu demeures un élément clé de notre société. Comme tant d’autres.

Parce que des personnes comme Noé, il y en a plein, elles constituent le socle de nos mondes, elles risquent leurs vies pour la plupart d’entre nous. Elles existent. Alors, comment pouvons-nous nous respecter davantage ?

Mon cousin est mort le samedi 25 septembre 2021.

Il apparait dans le journal comme une dépêche de fait-divers.

Il s’appelait Noé Scohy-Morel, il avait 34 ans. Il était ouvrier et entrepreneur.

Et je suis fier de lui.


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