Je reprends la main sur mon journal de bord : un espace virtuel intime que je souhaite politique et réflexif.
Je l’ouvre à nouveau en février 2024.
Je veux parler de tout ce qui me traverse.
Réunir ce qui m’enchante.
Partager ce que je regarde, ce qui me regarde.
Une histoire de ma présence en ligne
Enfant d’internet et citoyen engagé, j’ai besoin de photographier et d’écrire. J’ai vécu comme mes semblables un inévitable et sinueux parcours avec les réseaux virtuels d’informations de ce début de siècle.
Dans les années 2000, je publiais sur des galeries personnelles en PHP, sur des sites codés à la main en HTML, sur les forums communautaires ou des listes de discussions. J’animais, par exemple, Le Tartiflette Crew 01 (mon crew de skieur), Contre-Faits (un collectif de photographes activiste) ou feu Indymedia Grenoble (journal collaboratif militant).
En 2008, établis comme photographe, j’ouvrais un photoblog en marge de mon site professionnel et j’en annonçais la naissance ici.
En 2014 pourtant, j’y postais mes dernières photos du lundi qui rythmaient mes semaines. Le blog s’endormait.
10 ans plus tard, en 2024, je me retrouvais aspiré et névrosé par des réseaux sociaux qui sont devenus synonymes d’internet : Facebook, Instagram, Twitter et LinkedIn. Les forums et les listes ont disparu, remplacé par les groupes Facebook et les flux de commentaires sous publications éphémères.
Massifs au début des années 2010, ces réseaux ont peu à peu absorbé tous les créateur·rice de contenus, blogueur·euse, journalistes, photographes, auteur·rice et artistes.
Je suis photographe, et je plongeais dans leurs utilisations pour diffuser et promouvoir mon travail en adoptant des stratégies de marketing afin de valoriser mon influence. Le tout dans l’espoir de cultiver un réseau pourvoyeur de commande et de partager des idéaux. L’audience s’y trouvait. Le débat public s’y jouait.
Dans le même temps, ces plateformes se rachetaient les unes les autres et devenaient de plus en plus puissantes et incontournables.
Nous étions à leurs mercis : censure des corps et des idées, changement fréquent d’algorithmes et de règles de fonctionnement, impermanence des formats de publications (maintenant les Réels), impossibilité de mettre en valeur ses archives. Nous devions composer avec un système d’édition fermé (impossible à une époque de poster sur Instagram sans smartphone).
Pour bâtir et maintenir une communauté active, déterminée par les likes et les followers, on devait se montrer sans cesse agile, s’adapter, jouer les règles du jeu défini par les intérêts d’entreprises capitalistiques.
Tout un écosystème de formations, de spécialistes, de ressources ou de pratiques s’est mis en place dans le seul but de savoir communiquer et user efficacement des grands réseaux sociaux capitalistiques qui monétisaient sans relâche nos œuvres.
J’ai compris à la rentrée 2024 que je ne pourrais ni ne souhaitait continuer à jouer ce jeu. C’est peine perdue. Cela ne me convenait pas. Mais je ne voyais pas encore pourquoi. À la faveur d’une énième crise de confiance dans l’époque, c’est la lecture d’un essai d’Harmut Rosa « Aliénation et accélération » (2010) sur le temps qui m’a convaincu et offert le déclic du changement.
J’étais aliéné. J’étais pris pleinement dans la roue collective du hamster. C’est-à-dire dans une société où il faut toujours produire. Plus et plus vite que les autres. Une course sans fin. Du marketing total : J’avais envie d’écrire et de partager textes et images, mais j’étais dispersé et frustré par les canaux dans lesquelles j’essayais de m’insérer :
« il faut un compte spécifique pour le vélo avec 2 stories par semaine avec telle chromie ;
il me faut faire des posts LinkedIn bien rédigé en taggant les pros pour parler des coulisses de mon métier ;
il faut remplacer ma Page facebook par mon Profil facebook et être bien présent dans des groupes ;
il faut, il faut, il faut… »
Je me suis retrouvé tétanisé par ce jeu de l’internet des réseaux sociaux. Un jeu sans fin, sans loi, sans répit.
Ce jeu qui vous transforme jusqu’au profond de votre être : sans incarner l’influenceur ou en adopter les codes et les formes, il n’y a point de salut.
Ce jeu qui conduit les positions politiques à la caricature : on reste dans des bulles informationnelles virtuelles d’autoconviction nous poussant à la recherche de la pureté militante ou idéologique et à des dynamiques de harcèlement loin des idéaux de faire société avec justice et solidarité.
Ce jeu qui amène à la surconsommation. Vous exposant des milliers de vies métamorphosés en produits. Rien n’échappe à une logique de marketing, vous laissant dans la frustration permanente de ne pas consommer le monde. Du désir jamais satisfait que déverse de manière sournoise (via la dopamine) votre application à toute heure du jour et de la nuit.
Finalement, même si j’ai découvert quelques chouettes choses et que j’ai fait advenir des liens forts avec des personnes des plateformes, j’étais devenu addict, insatisfait, chronique, triste et dépressif de ces outils.
Et pire, je ne trouvais plus la sérénité pour créer. J’étais bloqué.
Où sont mes valeurs et actions politiques?
« si Instagram ou Twitter disparaissait du monde, ça nous arrangerait toutes et tous »
Ce qu’on se répète entre amis ces derniers temps
La masse critique des réseaux les a rendus tellement incontournables qu’il y a un cout individuel à ne pas en être. On se dit qu’on loupe quelque chose, qu’on passe à côté du monde, qu’on ne reste pas à la page, qu’on se coupe de la belle soirée de fête.
Comme travailleur indépendant et créatif ayant la volonté de continuer à agir auprès du plus grand nombre, j’ai repoussé l’échéance, je refusais de croire que c’était mauvais in fine. Je lisais pourtant toutes les critiques sur ces plateformes : leurs pratiques d’addictions, leurs liens avec la publicité et les données personnelles, leurs logiques consuméristes.
Je découvrais aussi, impuissant, la destruction en 2022 par un néolibéral fasciste de Twitter où je gardais une belle communauté. Je me rendais compte que je n’arrivais pas non plus à couper Instagram l’année suivante. J’aimais raconter ma vie en story. Prisonnier volontaire des réseaux.
Mais j’ai dû admettre une chose : je ne pourrais pas être heureux en participant activement à un marché défini par de grandes entreprises capitalistiques.
Du moins pas sur un domaine aussi important de ma vie : la création, le partage d’idées, d’images, de reportages.
Il m’a semblé alors utile de faire le parallèle avec d’autres sphères de mon existence où j’ai réussi à me créer des bulles d’utopies hors du système marchant et de la modernité aliénante : des coopératives pour la consommation (La Louve), le vélo pour la mobilité, un tiers lieu pour mon travail (Le 193, le Onzième Lieu), des banques de l’Économie Sociale et Solidaire (Crédit coopératif et La Nef), une énergie verte et solidaire (Enercoop), une association mutualiste pour photographe (Divergence-Images).
J’y aligne mes valeurs et mes actions. Et je demeure heureux. J’ai le sentiment d’une vie bonne.
Mais pour l’information que je produis, j’avais laissé les clés à ces réseaux sociaux.
Ils m’ont envahi, ils m’ont conditionné. Ce n’était plus possible.
Je change cela.
Une maison virtuelle à soi
J’ai défini des cercles dans ce que je crée et produis. Des cercles pour me préserver. Pour mettre des frontières dans une époque qui manque de limites nous protégeant de l’aliénation.
Le blog, première interface
Mon besoin est de (re)trouver une interface entre le monde et moi, une interface dont je maitrise les règles, et dont je devienne, à ce niveau, seul maitre à bord. Cela me concerne. Cette interface du blog, mon journal de bord, redevient la priorité de mes publications. Celle qui vient en première instance. Elle épouse ces caractéristiques :
- Une plateforme dans l’esprit libre d’internet, WordPress, autohébergé en France. Un thème simple et épuré. Peu d’outils du web social et capitaliste. Une grande autonomie des formats possibles, textes et photos comme je le souhaite. Je pourrais aussi par exemple y diffuser des WebStory (proche des stories Instagram qui me plaisaient dans leur affichage mobile).
- Une historicité de mes archives, un temps de publication que je décide. Une sortie de l’éphémère. Une possibilité de modification. J’y ai d’ailleurs ajouté des contenus que j’estime importants et que j’avais éparpillés ces dernières années sur les réseaux sociaux. Je le fais pour ma mémoire, pour ma cohérence. Et pour garder la responsabilité de mes données.
- Un propos complet : finis les segmentations d’audiences et de thème évoquées. Je n’ai plus peur de réunir article sur l’érotisme, reportages photographiques et essais personnels. C’est la synthèse globale de mes productions.
- Un esprit de magazine, d’expérimentation, de liberté, et de simplicité (entendu comme la recherche d’une non-perfection par rapport aux attentes du marché)
De moi au monde par d’autres canaux
Au delà du virtuel, j’ai envie de continuer à écrire et diffuser dans les prochaines années en explorant plusieurs formes classiques : une conférence gesticulée sur la question du travail indépendant, un projet de livre sur ces mêmes questions, de nombreux petits ouvrages autoédités sur des séries photographiques ou même des expositions.
Je développe une partie de ma relation au monde sous forme de correspondances écrites et individualisées. J’aime cet espace. De même que je vais relancer aux équinoxes ou à la saison nouvelle une newsletter liée à mon actualité de photographe-reporter.
Production et diffusion collective
Au-delà de mon travail à titre d’auteur individuel. Une grande partie de mon propos nourrit une médiation collaborative. Et c’est un aspect que je souhaite converser et développer.
Collectiviser et mutualiser c’est d’ailleurs préférable pour certains propos et actions. Je m’explique :
avons-nous besoin de 15 000 activistes qui développent chacun un compte Instagram/un Podcast sur un sujet politique ou une organisation collective forte de 15 000 membres qui mutualise ses énergies autour d’un seul compte lié à ce sujet là ?
Car attention, les amis, le jeu du capitalisme et du libéralisme sur le web est si bien fait qu’il aura réussi même à rendre individuelles et solitaires la pureté militante et l’action politique.
De même je souhaite perpétuer le travail avec l’écosystème de la presse indépendante ou des maisons d’édition, des acteurs et institutions culturelles variées propices à protéger et éviter l’épuisement des individus par leurs natures collectives et par les compétences qu’elle apporte.
Un auteur ne peut et ne doit pas tout.
Qu’est-ce qu’on laisse aux réseaux sociaux privés?
J’ai décidé de remettre les Instagram, Facebook, LinkedIn et Medium à la place qu’ils avaient à leurs débuts : de simples arènes où je continuerais à être présent pour partager (sans ambition ni stratégie) les contenus issus de ce journal du bord. Parfois je vais en reformater certains, mais cela sera secondaire.
Je vais peu à peu délaisser ces espaces, aussi bien en tant que lecteur qu’en temps que membre actif. Je les vois comme du bonus.
Je souhaite leur disparition pure et simple.
Pourquoi est-ce possible?
Ce mouvement, que je vois comme un retour à la forme du blog, à une affirmation d’un soi auteur, à l’expression d’une colère et d’une déception contre l’âge de l’information à l’ère néolibérale ne serait pas rendue possible à mon échelle sans le chemin que j’ai pu avoir ces 15 dernières années.
En effet, si je peux me permettre de dire aujourd’hui au revoir aux réseaux sociaux capitalistes c’est parce que je me trouve dans une situation professionnelle (financière, matériel, de réseau et de réputation) suffisamment bonne et solide pour rester serein sur ma capacité à continuer à vivre de ce métier sans dépendre de ma présence sur telle ou telle plateforme. Et que j’ai atteint cette situation en partie parce que j’ai joué, paradoxalement, le jeu du système que je dénonce.
Je lâche cela, car les réponses collectives que nous devons apporter pour lutter contre les réseaux sociaux à l’ère capitalistique ne peuvent être que collectives si l’on veut qu’elle soit massivement adoptée et adoptable.
Plus question de se dire « oui, mais ça dépends de l’usage qu’on en fait, si on veut on peut ». Ce n’est pas possible. C’est trop inégal.
Enfin cette nouvelle ère est aussi due à mon âge avancé ^^, au raffinement de la vie qui passe et qui laisse l’expérience : j’ai moins de choses à me prouver ou moins besoin de me rassurer à certains endroits. J’ai le nécessaire pour vivre. C’est confortable, mais il m’a fallu du temps incompressible pour cela. Des lectures, des rencontres, des ruptures, des déceptions.
Et évidemment, derrière tout ça, la saveur innommable de la vie qui s’exprime dans le deuil, dans l’harmonie avec notre écosystème naturelle et dans l’amour qui nous oblige à renouer avec nos vies et nos mémoires, à faire la part de ce qui compte ou non.
Je reviendrais à d’autres moments sur cette période tant il m’apparait clair pour moi que 2024 est l’année des limites que l’on pose à son être politique et libéral, pour s’offrir, reprenons un mot à la mode, de la souveraineté.
À bientôt.
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