Ce lundi 4 juin, mon petit monde de connaissances est en émoi sur le web après la sortie de la photo officielle du président de la République réalisée la semaine dernière par Raymond Depardon. Rarement une photo suscite autant de critiques et d’analyses. Certainement parce qu’il s’agit d’une des photos les plus attendues et par là l’une des plus symboliques pour notre pays.
André Gunther parle d’une référence au monde de la photo amateur avec cette image. En fait, sans rentrer dans la critique de cette photo, les réactions à sa diffusion sont elles bien révélatrices d’un amateurisme (ou simplisme) d’une certaine critique photographique. Et cette fois, Depardon obtient autant de critiques envers lui-même que sa photo et c’est interessant de comprendre pourquoi.
La croyance dans le photographe génial et auteur, le sur-homme
« J’ai un immense respect pour Depardon, son travail mais là je suis franchement étonné, interloqué… Rien ne fonctionne dans cette photo », « Je suis fan de Depardon, une carrière de ouf, un de mes livres préféré est « Notes » mais au premier regard sur cette image là je rejoins le commentaire de Nicolas, c’est triste, surprenant » ou encore « D’habitude, j’aime beaucoup Depardon… mais là, c’est une caricature de photo même » peut-on lire sur différents sites web.
Les réactions comme celles-ci sont nombreuses dans mon cercle de photographes et au delà. Quoi de plus normal d’être déçu par un simple portrait officiel et commandé de Depardon quand on a vu ses films, admiré ses reportages des années 70, grandi avec ses livres ou quand on voit que ce photographe, désormais institutionnel, est présenté au grand public comme l’une des références du genre. On compare, c’est humain, on dénigre son travail. On le place comme seul responsable.
En réalité, cette réaction naturelle est un classique dans notre communauté de photographes. Combien de fois je me suis retrouvé moi-même déçu et en colère contre les derniers reportages de James Natchwey, contre les photos moyennes de Paolo Pellegrin au Caire, contre des portraits bof bof d’Annie Lebovitz ou contre Polka qui commande des sujets qu’à des vieux photographes déjà-trop-vus. Entre parenthèses, Depardon aussi on le voit beaucoup, de nombreux photographes aiment à pester en lui reprochant d’être trop présent, de prendre tout l’argent. Ce genre de critiques s’applique à d’autres. Mais est-ce le photographe qu’il faut blâmer ou est-ce plutôt les rédacs’ chefs et les décideurs qui choisissent les mêmes sans renouveler le sang? Ne pas oublier qui sont les vrais responsables.
On élève très vite en estime les photographes dans ce métier car on les découvre généralement via leur site internet, via des livres ou des expositions ou via des travaux récompensés, de grande qualité. Ou pire encore, on les découvre uniquement via une rétrospective ou des livres collectors. C’est comme ça que j’ai découvert Henri Cartier-Bresson. On a accès à quelques dizaines d’images magistrales résumant la vie d’un photographe. On connait tout de suite le meilleur du travail. Un best-of qui ne supporte pas la comparaison.
En parallèle, entre nous photographes, on a souvent l’habitude de dire qu’un photographe se fait connaître pour un ou deux grands reportages, les enfants de Tchernobyl et sa série sur le train de Bobby Kennedy pour Paul Fusco, le livre Satellites de Jonas Bendisken ou autre exemple, la série La Chute de Denis Darzacq. Même moi un temps je montrais uniquement mon premier reportage sur le contre G8. Beaucoup de gens aimaient et me rattachaient toujours à ça.
Tout ça n’est pas un problème en soi mais le devient car on a tendance à toujours rattacher un auteur à ce qu’il a fait de mieux et on imagine constamment que s’il a fait ça bien une fois, il peut le faire une autre fois, en mieux. La réalité du travail quotidien est que la majorité de ce qu’on fait n’est pas extraordinaire. Il faut l’accepter.
Cette sacralisation du photographe comme un auteur sur-humain, super-héro et capable de sortir toujours mieux en totale indépendance et autonomie conduit forcément à l’impasse car c’est ne voir que sa production photographique à travers ce prisme en oubliant tous les autres paramètres qui interviennent. J’en développe deux ici, à titre d’exemple:
Le commanditaire
Cela peut être un journal, un particulier, une institution, une entreprise. C’est lui qui généralement avance l’argent et expose ses désidératas. Ce fut le cas pour Raymond Depardon, l’Elysée lui commande un portrait: « Sylvie Hubac, directrice de cabinet du président, a expliqué que François Hollande souhaitait être photographié en extérieur, « pas enfermé dans son palais », en mouvement et le regard tourné vers la France, « avec à la fois beaucoup d’attention, d’humanité et de vigilance ». »
Qui dit commanditaire dit commande; et commande dit contraintes. Quand bien même le terme « carte blanche » existe dans beaucoup de travaux qu’on peut faire en tant que photographe ou artiste, il est à double tranchant et il serait illusoire de croire qu’un photographe va forcément sortir quelque chose de novateur quand on lui donne carte blanche. On sait trop bien dans la réalité quotidienne de notre travail que le commanditaire attend une production originale mais qu’il te choisit parce qu’il aime avant tout ton regard et ton travail et qu’il veut quelque chose qui s’en rapproche le plus. Dès lors on est moins libre qu’on ne le pense et la pression de la commande n’autorise pas tout les excès, toutes les tentatives. Même si tu le fais bénévolement comme Raymond (il n’a pas été payé pour le portrait de Hollande).
Et quand ce n’est pas la carte blanche, c’est un brief précis, on te dit ce qu’il faut avoir en images ou alors tu es censé le savoir. On te donne parfois des exemples, on t’oriente.
L’éditing

C’est pour moi l’une des grandes problématiques aujourd’hui en photographie: Ce qui se passe entre la prise de vue et la publication finale d’une ou des images. Aujourd’hui, le postulat est à la sacralisation de l’image unique, de l’image parfaite. L’œuvre unique en avant comme l’auteur en avant. C’est dans la presse, par exemple, où on ne publie souvent qu’une image, le one shot (l’image doit être parfaite techniquement et être le résumé d’une situation, donc très descriptive).
Ce postulat est problématique car c’est faire fi de ce que peut être le photojournalisme, à savoir une démarche où l’on ne pense et travaille pas en terme d’images uniques mais en terme de processus, d’histoires, de propositions d’images. Très rares sont les photographes qui travaillent juste pour sortir une image. En réalité on shoot beaucoup plus que ça. En reportage comme en portrait on cherche à avoir plusieurs propositions, soit pour raconter une histoire ou un évènement soit pour donner plusieurs visages à une même personne. Souvent ensuite on va soumettre ces images à notre commanditaire ou à différents filtres. Ça peut être juste le service photo, puis un redac’ chef ou pour Depardon, on peut imaginer le labo de retouche, le photographe, des éditeurs de Magnum, puis le service comm’ de l’Elysée et François Hollande. Bref, une longue chaîne de décisions où très souvent le photographe n’est plus maître à bord. Malheureusement pour lui car la photo qui va sortir sera interprétée comme étant de sa production propre et uniquement de sa responsabilité alors qu’il en a été dépossédé.
De plus, ce n’est jamais la photo qu’on aime le plus ou qu’on trouve la plus intéressante qui est retenue. Et souvent ensuite les critiques pleuvent en disant que t’es un photographe bon à rien. Lorenzo Virgili, photographe et formateur à l’EMI-CFD (mon ancienne école), nous disait: « si tu ne veux pas qu’une photo soit publiée, ne l’envoie pas ». Simple et sans appel mais difficile à appliquer dans la réalité du travail. Un photographe cherche toujours à se couvrir, à avoir le minimum: La photo qui fera dénominateur commun pour tous les filtres dans lesquels elle va passer. C’est souvent la plus classique et la plus consensuelle et ne pas la mettre dans le choix qu’on envoie à son client c’est le risque de ne pas passer pour un pro. Et c’est la même problématique quand on envoie un reportage complet, c’est parfois les 10 photos les plus classiques qui sont publiées. Avec ma petite expérience, je me rends compte que les commanditaires ne sont pas assez exigeants. Dans la pratique du métier, on te demande rarement de sortir tes tripes sur la table pour reprendre l’intitulé d’un workshop avec Mat Jacob pendant ma formation à l’EMI. Pas étonnant que le portrait de Raymond Depardon ne soit pas extra-ordinaire.
Alors on cherche des parades. Parfois, quand j’envoie les photos à un journal, je fais un dossier « premier choix » de 3/4 images et un dossier « second choix » de 7/8 images, une manière de mettre en avant celles qui me paraissent les plus intéressantes. Ce sont les plus personnelles aussi en fait. Mais quand bien même le photographe resterait maître de son éditing, il n’est pas dit qu’il soit le meilleur éditeur de son travail, que ce soit le plus pertinent.
A l’avenir, on gagnerait à expliquer encore d’avantage ce processus d’éditing (tout autant que la post-production que je n’aborderais pas ici mais qui a une importance cruciale dans notre critique de la photographie). Montrer que c’est un processus de médiation qui est perverti par le besoin d’avoir une image unique et parfaite, par le besoin de répondre à la commande.
On gagnerait à le faire et à s’en rappeler quand on parle entre nous des travaux des autres pour bien savoir que ce qu’on voit d’un photographe n’est pas forcément ce qu’il fait, ce qu’il propose. Allons voir les blogs des auteurs (internet a ça de bien qu’un photographe peut publier les non-choix ), partageons nos éditings, expérimentons. Soyons plus lucides et moins directs dans notre critique. Plusieurs collègues me disaient d’aller voir ce qu’il y avait dans les ordis de certains photographes de l’AFP, eux qui sont formatés pour faire du one shot et qui n’envoient que ça à l’agence alors qu’en réalité ils ont beaucoup d’images intéressantes avec des contre-champs ou un regard original mais qui ne seront jamais diffusées bien que prises pendant le travail quotidien. Dans la même idée, Depardon pourrait nous envoyer l’éditing qu’il a fourni à l’Elysée, je suis sûr que c’est intéressant. Un peu comme la série Contact d’Arte qui décompose une partie du processus photographique au moment de l’éditing.
La photographie est plus collective qu’on ne le pense
On pourrait encore disserter sur tout ce qui interfère entre la production du photographe et ce qui est publié. Notamment les circonstances de prise de vue, le temps qu’a un portraitiste pour travailler. Mais aussi le contexte culturel qui entoure la diffusion d’une image. Quelles sont les attentes? Qui sont les spectateurs? Comment est présentée l’image? en exposition? en diaporama? Comment aussi évolue un travail dans l’histoire.
Je rajouterais aussi le temps court du travail quotidien, classique, et le temps long où l’on va sélectionner les images qu’on a faites pendant des années, et qui vont construire un propos, un portfolio, un book qui fera force et impressionnera. On sera subjugué par ce book, ce travail, en oubliant que la majorité des images proviennent d’une production quotidienne on ne peut plus classique.
Bref, tout ces paramètres sont à prendre en compte, ils existent et sont des réalités concrètes de notre travail, de notre métier et de ce qu’est être photographe. La même problématique se pose aussi naturellement en peinture, en musique ou encore en cinéma et au théâtre où là encore, pour ce dernier exemple, on reste souvent bloqué sur le rôle du metteur en scène alors qu’il n’y a pas plus collectif en art que le cinéma et le théâtre.
Parfois, on tente tant bien que mal de s’affranchir de ces contraintes inhérentes. C’est là qu’on peut proposer un travail vraiment d’auteur. Un travail personnel où l’on contrôle presque tout. C’est d’ailleurs souvent ces travaux personnels qui sont appréciés, reconnus, et qui permettent, paradoxalement de travailler de manière plus classique ensuite. Et là forcément le style photographique change, s’adapte. Alors on peut être déçu, on peut critiquer oui bien sur mais on devrait avoir en tête ce que c’est que la photographie. Et en tant que professionnel on devrait se demander ce qu’on aurait fait, à la place de Raymond par exemple.
Bien sûr vous me direz qu’il y a des exceptions, des photographes qui contrôlent toutes leurs diffusions, travaillent sans concession, ils existent. Mais sont trop peu nombreux pour qu’on en reste à cette grille de lecture.
Mais rassurez vous, on a quand même des bonnes surprises. Robert Doisneau qui, malgré lui, nous a légué une image de la nostalgie à la française a pu aussi surprendre lors d’une commande. C’était aux USA, en couleur et les images sont ressorties seulement il y a 4 ans, à Visa pour l’Image. Un super boulot, redécouverte.
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