« Mais cela fait du bien à votre corps ? » m’interroge mon hôte alors que je lui raconte mon aventure de 1100 km en 5 jours sur la Race Across France où je suis engagé depuis 72h.
« pas forcément » dois-je admettre, bien que j’y consens pleinement.
Je ne veux pas lui faire peur : 2 jours auparavant un participant à la RAF est mort. Tué à la suite d’une collision avec une personne conduisant une automobile.
De ce drame – dont il ne s’agit pas d’épiloguer sur les dangers connus de l’automobile, machine à tuer – me vient une réflexion sur la nature et la responsabilité politique de l’ultra-distance et des sports prônant le dépassement de soi.
Avant toute chose sur ce propos, il ne remet pas en cause les expériences et les motivations de chacun.e.s à sa pratique de l’ultra.
De même que les nobles intentions des organisateurs ne sont pas ici en débat : ils fournissent au plus possible un cadre sécurisé et sécurisant.
C’est plutôt un questionnement général.
De quoi l’ultra-distance est-elle le nom ?
A l’issue de la course, je ressens une réticence à revivre fréquemment l’effet tunnel entre le point de départ et d’arrivée :
Je ne me suis pas offert le temps de savourer les paysages ni les gens que j’ai côtoyés à cause du sentiment d’urgence.
C’est comme si j’avais eu beaucoup moins de souvenirs, d’émotions, et d’histoires que lors de mes voyages en solo à vélo ou lors d’aventures au rythme plus différents.
Je me suis inscrit par curiosité des autres, de l’organisation et des cols, pour voir si une si grande distance journalière était tenable et pour m’entrainer à devenir plus serein sur mes expéditions.
J’ai suffisamment photographié à plusieurs reprises le milieu du Trail et lu sur ces sujets pour avoir envie de vivre du côté des participant.e.s.
La RAF était donc un moyen plus qu’une fin.
L’idée de course n’est pas née pas de notre époque : le marathon est antique
Dans l’histoire des sports il y a toujours eu des phases d’émancipation par des pratiques nouvelles, aventurières, hors institutions, qui veulent renouveler le genre avant de se retrouver normées, régulées et régulatrices.
L’ultra distance cycliste (dont la version Race Across America aux USA existe depuis 1982) ne réinterprète que les premières ambitions du Tour de France ou des courses cyclosportives des années 80 et 90 de même que le développement du trail depuis une bonne vingtaine d’années vient répondre à l’essoufflement de la course à pied dite classique et l’envie d’un retour à la « pleine nature ».
Tout va de pair avec une industrie de la communication, de l’évènementiel et des produits sportifs qui concourent à la vivification du secteur et en retirent des bénéfices importants. Et à laquelle je participe comme photographe.
En ultra, un seul paramètre final différencie les individus : le temps
À partir de ce temps, on définit un classement et une séparation entre les finishers et les autres.
Il n’y a pas de prix du public, pas de prix du stylisme, pas du prix de l’innovation ou de la débrouille.
Contrairement à une course en milieu fermé, ici on doit ajuster plusieurs aspects comme le choix du matériel, des ravitaillements ou dans certains cas de la trace ce qui permet d’élaborer une stratégie et de marquer un peu de différences qui marquent aussi des inégalités : Par exemple, nous n’avons pas le même budget de départ ou la même capacité à nous sentir en sécurité dans l’espace public.
Qui dit un classement basé sur le temps dit aussi une poussée des acteurices à optimiser ce critère en allant parfois contre leurs intérêts.
Est-il souhaitable d’avoir mal ?
Faut-il risquer la blessure ?
Ne plus dormir ?
Se mettre en danger ?
Pourquoi valorise-t-on cela ?
Que doit mesurer la performance ?
En terminant la RAF, je me suis dit que si on disposait des indicateurs pour mesurer la bonne santé des gens ça pouvait être une manière d’établir un autre classement.
OK vous pouvez arriver premier, mais en bonne santé.
Ou alors en pleine lucidité.
On pourrait imaginer des courses tournées vers d’autres paramètres que la seule performance corporelle.
Avec un double souci :
-> respects de nos corps et de l’environnement (les gens qu’on croise, la contemplation de la nature)
-> inclusivité pour permettre une diversité des pratiquants à ces épreuves.
Chacun. e. s pouvant venir avec ses capacités. Car nous en avons toutes et tous.
Exemple, tu arrives et tu dois répondre à des énigmes, monter une mayonnaise, ou gagner une partie de jeu de go ?
C’est l’esprit en France des évènements à succès que sont les Mad Jacques. C’est à minima sur la RAF ce que défend son organisateur en proposant plusieurs distances.
« dépassement de soi, aller au bout de ses rêves, lutter contre soi-même, aller au mental, ne rien lâcher, vouloir c’est pouvoir, devenir une meilleure personne »
La sémantique utilisée dans le cyclisme ultra distance m’interpelle.
On retrouve là l’expression, que j’avoue endosser bien volontiers, de réalisation de soi par soi, et pour soi. En somme, une véritable métaphore de la philosophie économique libérale qui place l’être humain en seul responsable de son destin.
Un développement personnel par le sport.
Si cette philosophie fait sens dans ce type d’épreuve, qu’on n’oblige personne à y concourir et qu’elle produit des effets concrets sur le vécu des gens, ne pas la nommer ainsi c’est le risque de ne pas comprendre pourquoi ces évènements sont si peu inclusifs en termes de genre (que 15 % de femmes sur la RAF 2022), de diversité d’origines sociales ou de corps.
C’est prendre le risque de faire de ces discours des mantras globaux de nos jugements.
Il fut troublant pour moi d’être qualifié de héros ou de mériter le respect, car j’ai participé à une aventure dans un cadre de loisirs et parce que tous mes privilèges de l’existence (un métier stable et rémunérateur, une santé pleine, du temps libre, aucune dépendance, un genre masculin, une peau blanche) me permettent de vivre cela avec facilités et reconnaissance évidente.
« Tu m’as fait rêver », m’a-t-on dit.
Et si j’admets la sincérité de ce rêve, le vivant moi aussi en regardant les aventures des autres, ce qui est important c’est qu’on dispose du même pouvoir à réaliser nos rêves. Et c’est là que réside une fracture non visibilisée.
C’est super que nos sociétés démocratiques modernes et dites développées nous offrent la possibilité de consommer ces aventures dans le cadre le plus sécurisant et libre possible.
Ceci dit, en faire une fin en soi, ou en tenir un discours héroïque, glorifiant, magnifique me conduit à douter sur le risque que cela engendre de mettre sur le même plan du discours des réalités qui sont complètement différentes.
Courage, héros, respect. Exploit ?
Pour stéréotyper ma pensée, je me demande pourquoi en tant qu’ultra-cycliste, on est valorisé à dormir n’importe où, n’importe comment, alors quand dans ce même pays des politiques publiques poussent des gens à dormir dans la rue et qu’on leur rend la vie si compliquée.
Pour stéréotyper encore, pourquoi parler de courage et de comportement héroïque quand on prend les mêmes cols que des personnes forcées de migrer de leurs pays à cause du changement climatique et qui en plus de la faiblesse de leurs moyens et de leur santé doivent subir le racisme à la Française et la répression policière.
Pour stéréotyper davantage, donneras-on des t-shirts « finisher » à celle et ceux qui sont exploités de bout en bout de leur vie atteindront enfin leur retraite à 65 ou 67 ans ?
Est-ce qu’on applaudira les coursiers à vélo sous-payé à la fin de leur service ?
C’est pour quand la fin de l’ultra travail ?
Pourquoi on célèbre beaucoup moins le courage des activistes qui à travers le pays mettent leurs loisirs entre parenthèses pour œuvrer au bien commun ?
Il ne s’agit pas bien sûr de culpabiliser à outrance de nos existences bourgeoises, mais d’en mesurer la nature et la responsabilité de nos discours notamment sur le temps de loisir et son accès.
Je crois beaucoup au plaisir et à l’impact de l’outdoor et de l’activité physique ainsi que de la micro-aventure.
Mais cette croyance ne peut se vivre selon moi pleinement et éthiquement sans une profonde et nécessaire exigence parallèle de justice, sociale, démocratique, économique et environnementale.
Et avec l’ambition d’une réduction légale du temps et de l’impact du travail sur nos vies.
C’est, je considère, ce qu’on aime à défendre aux Bidons et ailleurs.
La vie n’est pas qu’une question d’esthétique et le sport un absolu en dehors des dynamiques sociales, politiques et économiques.
Il est important de constamment le remettre à sa juste place. De le tenir un peu à distance honnêtement. Et de rappeler qu’il est un espace bien précis dans nos existences, mais qu’il n’a pas vocation, j’espère, à faire force de loi sur nos sociétés.
À devenir une injonction du bien être.
Je nous souhaite à toutes et tous de connaitre le plaisir d’une aventure choisie et consentie à bicyclette, canoé ou à pied.
Écrit pour les Bidons le 26 juin 2022.
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